"Un jour, tu finiras par t'attirer des ennuis tels que tu en perdras la vie". C'était ce que ma mère ne cessait de me dire quand j'étais plus jeune. Plus jeune dans ma vie humaine. Ce qui est bizarre, c'est que malgré les siècles qui ont passé, j'entends toujours sa voix cingler à mes oreilles. Peut-être parce qu'elle avait raison. Après tout, j'en ai eu des tas, des ennuis. Et je suis mort sur un champ de bataille dans un pays étranger où je n'avais rien à faire. J'y étais simplement parce que, comme d'habitude, j'avais été trop curieux. Mais à l'époque déjà je m'ennuyais, et ça n'avait fait qu'empirer quand j'étais devenu un ange. Oui, je m'ennuyais, et en plus de ça, je n'étais absolument pas satisfait de mon sort. Ça faisait longtemps que j'avais décidé d'en faire le moins possible et surtout, de m'opposer au Créateur, dans la mesure du possible bien sûr. Alors mentir, déformer la vérité, m'enfuir sur Terre et m'incruster dans des endroits où je n'avais pas ma place faisait partie de mon quotidien.

Cette nuit, j'avais décidé d'aller visiter la Hellsing. Ça n'était pas la première fois que j'y allais. Il m'était arrivé de parader dans le hall histoire de tenter de repérer des têtes connues. Pas des humains - je me fous totalement de leurs stars. Non, des têtes de démons connues. Après tout on était plus ou moins en guerre, et ça n'était pas parce que je n'appartenais à aucun camp que je devais ignorer le nerf de la guerre : le renseignement. J'avais déjà pu constater à quel point savoir des choses que les autres ignoraient pouvait être utile. J'en avais fait chanter plus d'un, dans ma vie. J'en avais convaincu plus d'un de m'aider en échange de quelques infos.

Cela dit, traîner dans la Hellsing en pleine nuit n'allait pas m'apporter beaucoup de scoops. Non, j'étais simplement venu parce que... parce que je le pouvais. Je savais que je m'exposais à des ennuis. Si des démons me tombaient dessus ici et maintenant, sans aucun témoin humain, ils auraient parfaitement le droit de me massacrer. Je n'avais rien à faire ici. Et c'était ça, l'intérêt. L'excitation de savoir qu'il y avait du danger.

Assis par terre au milieu du podium de défilé, je me tordais le coup pour regarder autour de moi. Le théâtre était immense. En face de moi, des gradins composés de sièges confortables, puis des fauteuils installés tout autour du podium pour les invités du défilé qui se préparait. Le podium jaillissait de la scène - un mécanisme devait l'y faire rentrer quand ils n'en avaient pas besoin, ne laissant plus que la scène seule pour les spectacles de danse ou de chant. Derrière moi, au-dessus de la scène, un enchevêtrement de câbles, de projecteurs, d'ampli et d'un tas d'autres trucs pesait sur la salle polyvalente plongée dans une demi-pénombre.

En pleine nuit, il n'y avait personne ici, et un silence de mort emplissait l'endroit, seulement brisé par le bruit de ma respiration. Respirer... je m'y étais habitué, à ce bruit, depuis que j'avais cette forme humaine.

J'étais tenté de pousser mon exploration un peu plus loin - dans les bureaux, par exemple. Mais ce foutu bâtiment était conçu à l'envers. Il était plus profondément enfoui dans la terre qu'il ne s'élevait dans le ciel, et les fenêtre représentaient un moyen de fuite efficace non négligeable. Si j'allais dans les bureaux sans être certain de pouvoir m'en aller vite fait...

Tout à mes réflexions, je fus presque surpris lorsqu'une présence heurta soudain mes sens. Je me raidis et me levai d'un bond, tandis que mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Le corps humain, quelle plaie ! Je réussis à retrouver mon souffle alors que mes sens me disaient que l'intrus était humain. Ça n'avait l'air de rien comme ça, mais un humain, c'était mille fois mieux qu'un ange ou pire, qu'un démon.

Elle s'avança dans la lumière, les yeux braqués sur moi, l'air méfiant - sûrement aussi méfiant que je l'étais. Comme une personne et son reflet dans le miroir, nous nous observions face à face avec la même expression, et peu à peu cette vision me parut familière. C'était moins ses traits, son visage vu et revu dans les magazines humains, que son aura. Son aura était particulière et je l'avais déjà ressentie avant. Une aura étrange et qui me mettait mal à l'aise.

"Je ne voulais pas vous faire peur, désolé. Je pensais être seule ici..."

Par réflexe, je me raidis, vexé. Qui avait peur ? Pas moi en tout cas. Une humaine ne me ferait jamais peur. C'était juste que moi aussi, je pensais être seul ici...

"Qu'est ce que vous faites ici à cette heure...?"

J'avais le choix. Je pouvais pu la planter là et m'en aller, mais ça pouvait lui donner envie de prévenir la sécurité. Je pouvais aussi lui monter une histoire à dormir debout, lui dire que je travaillais là, que tout allait bien, que tout était normal. Raconter des histoires, c'était ma spécialité... Je fourrai mes mains dans les poches et restai à bonne distance d'elle. On n'était jamais trop prudent, c'était ça la clé de la survie, et son aura bizarre me disait trop quelque chose pour que je n'en tienne pas compte.

"Je cherchai simplement un endroit tranquille pour être au calme. Je sais que je n'ai pas le droit d'être ici mais j'avais très envie de visiter les locaux de la célèbre Hellsing Inc."

J'ajoutai un sourire charmeur à mes paroles, le genre de sourire qui, sur mon visage apprécié des humaines, suffisaient souvent à détourner l'attention. Mais soudain mon sourire se figea alors que je reconnaissais enfin cette femme. Oui certes, elle était mannequin ici, je m'étais déjà fait cette réflexion la première fois que nous nous étions rencontrés. Et déjà à l'époque, cette constatation était passée au second plan quand j'avais senti son aura. Cette femme avait quelque chose en plus, et chez les Humains, ça n'était jamais bon signe. Je changeai de ton et d'expression retrouvant instinctivement ma muraille froide et mordante :

"Ca y'est, je sais où je t'ai vue avant. C'était toi, ce jour-là dans cette ruelle... je suppose que je devrais te remercier, puisque je ne l'ai pas fait comme il fallait la dernière fois."

Ce jour-là j'étais allé trop loin, comme souvent. J'avais parlé aux mauvaises personnes, et j'en avais payé le prix, et alors que j'errai, blessé et sanguinolent, dans une ruelle sombre de la ville, cette femme avait tenté de m'aider. Mais j'étais affaibli, blessé, et son aura étrange m'avait effrayé. Si elle avait été agressive, elle aurait pu me faire du mal. Et puis je n'avais pas besoin de l'aide d'un humain, jamais ! Alors je l'avais repoussée... et voilà qu'on se retrouvait ici aujourd'hui ! C'était peut-être l'occasion d'en savoir plus...

"Me remercier de quoi ? Tu ne m'as pas donné l'occasion de faire quoi que ce soit pour toi."

Je la regardai se déplacer, sans la quitter des yeux une seconde. Parano, moi ? Bien sûr ! On vivait dans un monde où les Humains avaient des dons, et certains d'entre eux étaient sacrément dangereux. Pour moi, du moins. Je n'étais qu'un Héraut, la caste la plus basse et la plus faible de tous les Anges. Ces grosses brutes ailées n'avaient heureusement pas le droit de me toucher sous peine de se faire liquéfier par Dieu, mais les Humains étaient pas au courant de ce petit détail, eux ! Alors forcément... Je savais me défendre, j'étais plus fort qu'un Humain, bien sûr, mais j'en avais vu développer des dons franchement pénibles... Avant, il y a très longtemps, cela ne posait pas de problèmes. Mais depuis quelques années, les Hommes avaient cessé de craindre le divin, avaient cessé de croire que leur destin était déterminé et s'étaient mis à penser qu'ils avaient le droit de choisir - et de se défendre.

Bref, je ne quittai pas la fille des yeux, même si elle avait l'air de se méfier de moi elle aussi. Un bon point pour elle - et un indice de ce qu'elle était : quelqu'un de pas ordinaire. Dans cette situation, une personne normale serait partie avertir la sécurité, pas s'asseoir tranquillement dans un siège rembourré en face du podium.

A ses propos, je haussai les épaules. Oui bon certes, elle ne m'avait pas aidé. Parce que j'avais eu trop peur, ce soir là, de faire une seconde mauvaise rencontre qui, dans l'état où j'étais, m'aurait coûté la vie.

"En tout cas, tu dois avoir une constitution en béton pour ne plus avoir une seule égratignure, et être un peu inconscient pour t'aventurer dans des locaux interdits de nuit."

Je restai de marbre à cette constatation, mais j'étais encore en train de chercher un mensonge acceptable quand elle ajouta :

"Moi c'est Saya."

J'eus un moment de flottement en sentant l'atmosphère se détendre un peu. Bon. Petit à petit, ma curiosité légendaire refaisait surface. Je n'avais plus envie de fuir, je voulais savoir qui elle était, ce qu'elle pensait de moi et ce que je pouvais retirer de cette rencontre. C'était mal, je sais, c'était typiquement le genre de comportement qui finissait par m'attirer des ennuis, mais je ne pouvais pas m'en empêcher. Les Humains ne peuvent pas savoir à quel point la vie d'Ange est mortellement ennuyeuse.

"Je suis Suzu. Et ce n'est pas de l'inconscience, c'est de la confiance en soi."

Bon, ok, ça revenait au même, quand on y réfléchissait. La confiance en soi quand on faisait n'importe quoi, c'était de l'inconscience...

"Cela dit, venant de la fille qui se balade dans les ruelles mal famées de Tokyo la nuit, je vais prendre ça comme un compliment."

J'avais zappé la partie sur ma constitution en me disant que c'était dans la poche. Je me rassis sur le podium, en tailleur, appuyant un coude sur mon genou, et mon menton dans ma main, pour la regarder avec amusement.

"C'est le destin qui nous fait nous retrouver ainsi. Cette ville n'est pourtant pas si petite. Toi aussi tu te balades, ou est-ce que tu travailles ici ?"

La question avait l'air banale, mais était cruciale pour moi. La Hellsing était un nid de démons. Je n'avais pas osé la sonder de peur qu'elle se révèle être un monstre de puissance - et qu'elle le prenne mal - mais je ne pensais pas qu'elle soit un démon, j'en étais même certain. Alors, un Humain qui travaillait à la Hellsing ? Ça laissait pas mal de possibilités en suspend...